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mij2014
10 février 2014

RUE DU VIEUX TRIBUNAL

-  La révolution, un concept révolu ?  -  Dans la foulée d’une évocation de mai 68, il lui avait paru évident, sinon original, de proposer ce thème à ses élèves de rhéto, comme on disait en Wallonie en ce temps-là.
En ce jeudi de mai 2001, voilà  Martin  devant une trentaine de dissertations où les gamins réinventaient l’histoire du monde de Spartacus à la Révolution des Œillets, en passant par la France de 1789, la Russie de 1917, la Longue marche de Mao, Gandhi, le Che, Nelson Mandela…La plupart avaient négligé la révolution belge de 1830 qu’ils estimaient  étriquée et trop peu sanglante.  Dans une orthographe souvent approximative les phrases se bousculaient cahin-caha. Quant aux idées… Découragé, il abandonna une copie où l’auteur confondait Fidel Castro et Che Guevara et sortit boire un café au distributeur du hall.
Il vit, dehors, assis sur les grandes marches, Simon, un élève de terminale, un garçon maigre et taiseux qui écoutait son cours avec une application inattendue, sans d’ailleurs prendre part aux débats que le professeur tentait de susciter. Il s’étonnait de ressentir pour ce gamin solitaire un intérêt, voire une sorte d’empathie et se demanda ce que le garçon faisait encore à cette heure dans l’école vide.
Après les cours, Martin restait souvent à corriger les copies dans le bâtiment déserté par la bruyante horde ;  dans le silence brièvement retrouvé, résonnaient les voix des femmes de ménage  et le crissement des pieds de chaises sur le carrelage.
Il aimait ces moments de solitude accompagnée. Il n’était pas pressé de retrouver sa femme à qui il n’avait rien à dire. D’ailleurs il n’avait rien à dire à personne. Rien d’intime en tout cas. C’est bien ce que lui reprochait Elise - tu ne communiques pas !

 Lui n’avait pas besoin de communiquer ; les confidences le faisaient fuir, les confessions, vomir. Le dégoût le submergeait au souvenir de l’isoloir de chêne où, dans la pénombre, derrière une grille de bois, un homme chuchotant et qui sentait la transpiration, extorquait à l’enfant des aveux équivoques et dérisoires.

Il était à peine 18 H, il rentrerait à pied. Il ne pleuvait plus. Mais le printemps mouillé avait un relent d’automne. On le sentait à l’odeur de la brume parfumée de gasoil, au bruit feutré de la rue piétonnière, au ronronnement assourdi du boulevard de l’autre côté du pâté de maisons. Martin éternua bruyamment : son allergie, évidemment, qui se manifestait au moindre pollen. Il sortit d’une de  ses poches un des trois mouchoirs qu’il y enfouissait chaque matin et resserra autour de son cou l’écharpe qu’il n’abandonnait qu’à la canicule.
Un chien fouillait une poubelle, un bâtard de berger sans doute, le poil gris fauve, hirsute, les pattes courtes et la queue longue et drue, traînant à terre. Martin avait peur des chiens. Il fit un écart pour l’éviter. Au passage piétonnier, le chien trottinait à son côté. Pris de panique, il le chassa d’un coup de sacoche. Un strident coup de frein. Il vit le chien détaler entre les voitures. La sale bête ! Martin s’attarda longuement devant le kiosque à journaux pour laisser se calmer les battements de son cœur.
Sous les marronniers de la petite place, l’air avait retrouvé une douceur printanière même si les pavés luisaient encore de la dernière pluie. « Sous les pavés la plage. » La formule, bien que dépassée depuis plus de deux décennies, avait plu aux gamins. Il la retrouvait dans la moitié des copies.

Lui, la plage ne le faisait pas rêver. Il n’aimait pas la mer, il détestait le sable dans ses chaussettes et l’exhibition des corps nus.
D’ailleurs il ne savait pas nager, traumatisé, enfant,  par un maître-nageur qui avait jugé bon de vaincre sa peur de l’eau en le jetant d’une poussée, qu’il jugea plus tard meurtrière, dans les profondeurs agressivement bleues de la piscine municipale. Il avait cru mourir, étouffé par l’eau qui s’engouffrait dans son nez, sa gorge, ses poumons. Oui, il avait cru mourir, sauvé in extrémis par le crétin de moniteur qui, la première émotion passée, avait cru pédagogique de le renvoyer au vestiaire en le traitant de mauviette.
Sa mère, indignée, avait convaincu le médecin de famille de lui fournir un certificat le dispensant à vie de la corvée piscine. Désormais,  il assista, des gradins, aux ébats braillards et railleurs de ses camarades.
Bon, tout ça c’était loin, comme évaporé. Et d’ailleurs, pourquoi cet épisode aquatique lui revenait-il en mémoire ?

Pour justifier sa longue pause, il acheta le quotidien du soir.

  La semaine suivante,  jeudi… Il fit donc le détour pour sa visite hebdomadaire au bouquiniste de la rue du Vieux Tribunal. Peut-être un dernier arrivage recèlerait-il quelques perles : des quotidiens jaunis, des lettres de poilus, le journal intime d’une fiancée, quelques photos sépia, menues épaves, de plus en plus rares, de la guerre, la Grande, celle de 14-18 qu’à l’instar de Georges Brassens - oui mon colon - il préférait à toutes les autres. Ce goût pour la Der des Der, c’était chez lui plus qu’une manie, une passion. En fac de lettres, il en avait fait l’objet de son mémoire : «  Les écrivains face à la Grande Guerre ». Avant, pendant, après. Il avait tout lu, les célèbres et les obscurs, du moins ceux qu’il avait pu extirper des réserves des bibliothèques municipales, et même nationale... Ce travail titanesque lui avait valu une note satisfaisante, sans plus, qui l’avait ulcéré mais n’avait pas refroidi ses ardeurs.
Le libraire n’avait rien à lui proposer. Il se recyclait d’ailleurs dans les vestiges de la Deuxième Guerre Mondiale, plus riche en témoignages moins lointains.

 Elise était déjà là, avant lui, comme d’habitude. De retour de la bibliothèque, elle avait fait  dans le quartier, les courses indispensables, le pain, une salade, deux côtelettes, dans le filet bien sûr. Le gros marché attendrait la fin de la semaine. La soupe de la veille était réchauffée et la table mise.
Martin trouvait ça normal. Sa mère l’avait habitué à être servi par les femmes.
Ils se saluèrent sans s’embrasser : il n’aimait pas les effusions. Elise disait qu’un un baiser sur la joue lui retroussait la pommette jusqu’au sourcil et le coin de la bouche jusqu’à l’oreille.
Martin mangea de bon appétit, il aimait la cuisine simple mais goûteuse de sa femme, les soupes, surtout, qu’elle mettait un point d’honneur à servir chaque jour. Le potage quotidien, au même titre que le pain de même appellation, faisait partie de son crédo.
Il manifesta sa satisfaction avec un mot presque gentil. Il lui savait gré de lui offrir chaque jour ce modeste plaisir de table. Il n’en réclamait guère d’autre.

 Il l’aida à débarrasser. Bien sûr, il n’était pas un de ces machos de l’autre génération, celle de son père qu’il n’avait guère connu, et pour cause… mais dont il savait, par sa mère et ses tantes, qu’un des principes virils et inaliénables était de ne jamais intervenir  dans les besognes subalternes des femmes.
Martin se souvenait du sourire attendri de Maggy, sa mère, quand celle-ci évoquait devant sa bru l’incapacité ménagère de son éphémère époux, et de son espèce de fierté à lui avoir été indispensable dans les menues nécessités de la vie quotidienne. Il n’avait pas oublié l’agacement d’Elise qui ne manquait pas, chaque fois, de dire à son mari que le temps avait sans doute peint en rose les souvenirs de la très jeune veuve que la vieille dame avait été, un bon demi-siècle plus tôt...

 Comme tous les soirs, Martin se retira dans le petit bureau encombré de livres qu’il appelait son antre et qu’Elise nommait sa coquille. Il pénétra dans la pénombre du cagibi,  referma la porte en silence. Seul, enfin, il alluma sa pipe, aspira avec bonheur  la fumée âcre et sucrée en caressant sa calvitie d’une main rêveuse. Son nez s’était remis à couler. Fichue allergie ! Il tira de sa poche son mouchoir déjà mouillé, le jeta dans la corbeille prévue à cet effet et en pêcha, parmi d’autres, un propre dans un tiroir. La télé ronronnait en sourdine ; sans doute, Elise allait-elle s’endormir devant une série américaine. Il relut ses dernières notes, les trouva lacunaires, fouilla une fois de plus dans l’énorme documentation accumulée depuis des années, ne trouva rien de concret qui puisse l’éclairer sur le rôle- sans doute héroïque- de son grand-père ou au moins, de son régiment, dans les assauts de tranchées de 1916.
Plus tard, il entendit Elise fermer la télé et dire - Je vais dormir - à travers la porte qu’elle n’ouvrit pas car il n’aimait pas être dérangé dans ses recherches. Il marmonna - Bonne nuit - et en entendant le grincement des marches de l’escalier, il soupira, satisfait de se retrouver seul au rez-de-chaussée de la maison. Lui monterait bien plus tard, quand sa femme dormirait lourdement grâce au somnifère qu’elle ne manquait pas de prendre chaque soir.

 La semaine suivante, après sa « grosse journée du jeudi » comme il disait, une averse orageuse poussa Martin à faire escale, une fois de plus, chez le  bouquiniste du Vieux Tribunal.
Le bonhomme n’avait rien de neuf sur la guerre de 14 -18, mais il venait de recevoir un lot de documents sur les années 40 que lui avait déposés en vrac un brocanteur vide-grenier.
Faute de mieux, Martin fouilla dans le carton qui n’avait pas encore été débarrassé : des journaux jaunis, des revues poussiéreuses, des affiches décolorées et un album de photos en faux cuir râpé. Il prit soin de l’essuyer avec un mouchoir en papier, de souffler sur la tranche avant de l’ouvrir, avec un léger malaise de voyeur. Séparées par des feuillets de papier de soie parfois déchirés, les pages de carton gris étaient datées à l’encre blanche.
La photo la plus ancienne, 1935, montrait une mariée en robe courte et voile droit assise, sérieuse, devant un marié en habit qui posait sur son épaule une main déjà autoritaire.
Puis les années se succédaient. Sur des instantanés brillants aux bords dentelés, des repas de fête ou de campagne, des bébés souvent nus sur des peaux de  mouton, des groupes hilares…
Aucune date entre 40 et 42.
A partir de 42, quelques photos de famille, pas de mariage en blanc, des jeunes gens en costumes cintrés, des jeunes femmes en robes courtes, des chaussures avec d’épaisses semelles compensées. D’autres enfants en barbotteuses tricotées.
Et puis, sur les feuilles grises, des plages vides, ponctuées d’écorchures blanches : des photos arrachées.
Dès 1945, les photos n’étaient plus datées ; quelques instantanés de soldats américains, bien plus beaux que les garçons d’ici, des GI athlétiques, le sourire blanc dans des visages hâlés…parfois noirs. Et à leur côté, des jeunes filles, agressivement souriantes, aux cheveux permanentés que les gars tenaient par le bras ou l’épaule.

Martin, quant à lui, n’avait aucun souvenir de cette époque : il était né en 43. Sa mère parlait peu des années de guerre et jamais de la libération. Leur maigre entourage n’avait fait que de rares allusions à cette période.
Les clichés du bouquiniste n’évoquaient pour lui presque rien, si ce n’est, enfermée avec quelques autres dans une boîte de biscuits, une des rares photos qu’il ait de son père, celle du mariage de ses parents : Lucien, plutôt beau garçon aux cheveux noirs gominés, Maggy, la tête un peu penchée, en robe de ville ; plus tard, quelques instantanés de sa mère et de lui, bébé. Aucune  de son père après sa naissance. C’était lui qui prenait les photos, expliquait-elle. Martin regretta de ne pas l’avoir pas questionnée sur sa petite enfance. Maintenant, elle était morte et les contemporains disparus aussi, pour la plupart. Il se dit qu’il ignorait tout, ou presque, de ces années-là.

 A la dernière page de l’album, coincée dans la reliure, une enveloppe fermée, à la colle séchée et dont il n’eut aucune peine à détacher le rabat.
A l’intérieur, des photos d’autre soldats, moins souriants mais également athlétiques, eux aussi sanglés dans des uniformes bien coupés. Mais ces bottes, ces calots, ces képis à large visière étaient allemands.  A côté d’eux, d’autres garçons  un peu malingres, en pantalons golf ou en shorts ; et aussi des jeunes filles, jolies ou pas, en robes fleuries.
Avec leurs sourires un peu contraints, les garçons avaient le même air, à la fois bravache et gauche que Lucien, le père de Martin, sur les photos que sa mère lui avait laissées.

Il manquait d’air dans cette boutique. Il referma hâtivement l’album, le remit dans le carton, salua à peine le libraire et sortit. Il marcha rapidement, s’arrêta au feu rouge du boulevard. Le feu passa au vert sans qu’il  traverse. Il avait une soudaine envie de s’approprier cette relique qui illustrait les années de la jeunesse de ses parents dont il n’avait presqu’aucune trace, juste de rares clichés dans une boite à biscuits : quelques-uns de son père, assez beau garçon brun, l’air avantageux, réformé en 39 pour insuffisance cardiaque, disait sa mère. Quelques instantanés de Maggy, gauche, le regard fuyant l’objectif. Une seule photo du couple, souriant à peine, celle du mariage. Plusieurs clichés de Martin, bébé,  puis gamin, avec sa mère, son grand père ou seul dans un jardin.
Pas de photo de l’enfant avec son père.

 Le libraire eut l’air étonné de le revoir.
Martin accepta sans négocier le prix raisonnable des documents. Le bouquiniste, qui avait jeté un coup d’oeil distrait au contenu du carton, lui laissa l’album en prime.

 De l’autre côté de la rue, le chien était là, assis au bord du trottoir. Il était 6h passé, sa femme devait l’attendre. Martin pressa le pas, se perdit dans la foule. A l’arrêt du bus, il aperçut la bête qui  le suivait de loin, la queue toujours basse. Martin s’engouffra dans le premier autobus pour se rendre compte en route que ce n’était pas la bonne destination. Devenait-il fou ? Il descendit dès qu’il le put. Il rebroussa chemin à longues enjambées, guettant en vain la présence de l’animal. Il poussa un soupir de soulagement lorsqu’il referma derrière lui la porte de la maison.

 Elisa n’était pas rentrée. Cela étonna Martin sans vraiment l’inquiéter. Bien sûr il avait l’habitude, après sa journée de cours, de trouver, à la maison, sa femme qui avait aménagé son horaire de manière à  être disponible en fin de journée pour assurer les courses nécessaires et la préparation du repas du soir.
Il porta dans son antre le carton qu’il déposa sur la tablette qui lui servait de bureau. Comme il était seul, il laissa la porte ouverte et alla se chercher une canette dans le frigo. Ce n’était pas dans ses habitudes. Il buvait peu, une bière quand la choucroute l’exigeait, de temps en temps, une autre, devant un match de foot à la télé.
Mais ce soir, il éprouvait le besoin de desserrer le nœud au creux de son estomac. Il remit au lendemain l’examen des reliques, s’assit devant l’écran, un jeu d’avant-soirée devant lequel il s’endormit aussitôt.

 Quand sa femme le réveilla en rentrant, plus d’une heure avait passé. Elle expliqua sommairement son retard : à la bibliothèque, une fausse alerte au colis piégé. Elle prépara rapidement un repas froid, sans donner sur l’incident des détails qu’il ne demandait  pas. La dernière bouchée avalée, A la surprise d’Elisa, Martin ne s’enferma pas dans son cagibi, la dernière bouchée avalée : il se sentait barbouillé. Il prit un roman qui traînait sur la table basse et monta se coucher.

 Martin, dans le noir, les yeux clos. Eveillé.
Sa vie… quoi sa vie ? Son enfance, une brume grise. Seul souvent. Seul même au milieu des autres.
A genoux devant la fenêtre fermée qui donne sur la rue, le gamin lèche la tablette jaunâtre. Le bout de la langue s’agace du goût amer et piquant de la poussière. Derrière lui, dans l’appartement sombre, la voix flûtée de la mère, qui tourne à l’aigre quand elle s’énerve. 
Dans le terrain vague enserré par les usines à demi désertées, des gosses, un ballon, des criailleries, des courses, des chutes, des bagarres, des rires. – Non, tu n’iras pas jouer avec ces petits voyous ! Je t’ai dit une fois pour toutes que la friche était dangereuse.
Dans le nez une odeur de soupe de poireaux.
Des chuchotements de femmes, rien que des femmes. Ou presque. La mère qui  rit peu,  qui a toujours peur pour lui. Tata Louise qui n’est pas une tante mais la voisine. Souvent là. Trop souvent. Des femmes qui chuchotent ou glapissent, c’est selon. Et qui se taisent quand elles le voient.

Incongru le souvenir du cirque, un jour, près du stade, avec sa tente lignée de bleu. La ménagerie, pas le spectacle, trop cher… Les roulottes, les cages des bêtes, l’odeur du crottin, de la paille humide. L’ours brun qui tourne dans sa prison et qui soudain se dresse, comme un humain, les bras levés vers le ciel.

 A la maison, pas d’hommes, ou si peu. Un vague parrain qu’on ne voit qu’à Noël. Dehors, des instituteurs redoutables ou dérisoires, ça dépend.
Pas de père. Quand les gamins, à l’école, lui demandent : « Où il est, ton père ? – Il est mort… à la guerre. »   Et il part en courant.
Disparu, a dit évasivement la mère, en 44, dans le grand chambardement de la fin de la guerre. Laissant entendre qu’il avait pris le maquis, qu’on n’avait jamais retrouvé son corps. Et puis, c’est le passé, elle n’a pas envie de remuer tout ça !
Pas de père mais un grand-père. Omniprésent, c’est vrai… Même mort. Une photo sur la cheminée : un jeune militaire, beau, droit, moustachu, les yeux clairs. Derrière, une date, 1913. Un héros, répète la mère, inlassablement.
Mais pas de père, ni vivant, ni mort … Pas même dans les mots des femmes.

Et pourtant…
Pour la première fois, émerge un souvenir accompagné d’une vague nausée : des voix de femmes qui criaillent, la voix un peu rauque de Tata et celle de sa mère qui part dans les aigus.
Martin a 12-13 ans. Il rentre plus tôt que prévu, le prof de gym est absent. En entendant crier les femmes dans l’appartement, il est resté cloué au bas de l’escalier. La voix éraillée de Tata gronde : « Mais, voyons, Maggy, tu le sais bien que ce n’était qu’un salaud. » Et celle de sa mère qui souffle : « Mais tais-toi, tais-toi donc ! Tu n’as pas le droit… »
Il  grimpe bruyamment les escaliers ; les voix se sont tues. Quand il entre, Tata  plonge le nez dans son bol de café. A ses pieds, son affreux cabot gronde en montrant ses dents jaunes. La mère est debout, les pommettes rouges. Elle dit - Tu es bien tôt . Et sans attendre une explication - Je vais faire du café frais. Et elle  part dans la cuisine.
Tata a dit : « Alors, Tintin, ça va l’école ? »  Elle est la seule à l’appeler Tintin ; il déteste !
Elle ajoute : «  Tu n’as quand même pas peur de César ! »

Après, on a moins vu Tata et son clébard. Lui, Martin, ça l’arrangeait plutôt. Puis ils ont déménagé, Tata, son Jules, le chien et leur fille Renée, une grande bringue de 14 ans qui le regardait de haut.
On n’a plus revu la famille Tata. Et Mère n’en plus jamais parlé.

 Martin se tourna et se retourna dans le lit déjà moite. D’où ce souvenir était-il remonté, après tant d’années ? Il se dressa, tâtonna à la recherche des somnifères d’Elisa. Il fallait vite dormir avant qu’elle vienne se coucher.

 La longue plage d’un week-end de Pentecôte s’étendait devant Martin. Des corrections, bien sûr, entre autres les copies sur la révolution, des préparations de cours - dans ce métier, quoiqu’en pensent les gens, on n’en a jamais fini. Mais un peu de temps, quand même, pour ses recherches, comme il disait. Et puis il faudrait supporter les reproches muets d’Elise devant cet insolent soleil de mai qui invitait à l’escapade. Si elle voulait gambader dans les bois, bon sang, qu’elle y aille et qu’elle lui foute la paix ! Lui, il avait d’autres choses à faire. Mais, elle resterait là, lui préparant son repas, suant de tous ses pores les récriminations enfouies…

 Peu importe, il profiterait de son temps libre pour se replonger dans cette quête entamée déjà depuis longtemps,  des traces du héros, ce grand-père mythique qu’il avait peu connu. A sa mort, il avait six ans mais il n’en gardait que l’image d’un grand vieillard barbu et bienveillant, sorte de Saint Nicolas permanent et, après sa mort, quasiment béatifié par sa mère.

 Le grand week-end n’avait guère été productif. Le lundi, quand  Martin arriva à l’école, il trouva une fois de plus Simon assis dehors sur les grandes marches. Il n’avait pas encore rendu à ses élèves les copies corrigées  sur le thème de la révolution.  Certains s’étaient contentés  de l’énumération des révolutions les plus importantes à leurs yeux, d’autres exaltaient le courage de certains héros, - aucun  de la Grande Guerre  -  d’autres encore s’étaient perdus dans des révolutions cosmiques de science-fiction…
Simon se leva à l’arrivée de son professeur. - Ca va ? demanda Martin. – On peut dire ça, répondit Simon en lui emboitant paresseusement le pas. Martin ne savait trop si son attitude  relevait de l’insolence, de la désinvolture ou du détachement. Et pourtant, le garçon l’intriguait,  même, il l’intéressait.

Il rendit avec des commentaires succincts les travaux qu’il jugeait médiocres. En revanche, il s’attarda sur celui de Simon. Le garçon récusait toutes les révolutions : les meilleures n’avaient pas changé grand-chose, les pires avaient fait pire – Martin nota la répétition. Seules les révolutions non-violentes trouvaient grâce à ses yeux. L’Homme n’avait d’autre solution que la révolution intérieure, la seule dont on pouvait espérer qu’elle puisse arrêter la course vers l’abîme…
Martin se sentait partagé entre l’admiration : la rigueur de l’argumentation, la pertinence des exemples, la correction de la forme… et l’irritation : la suffisance de l’adolescence et, surtout le contre-pied de ses positions à lui, le prof, qu’il avait exposées avec clarté et conviction.
Toujours est-il que la copie de Simon surpassait le niveau de la classe. Marin lui donna une bonne note qu’il accompagna de quelques remarques  anodines.

La fin de la journée se tirait devant la bière qui se réchauffait. Dans le fond de la brasserie  voisine de la bibliothèque provinciale,  Martin parcourait distraitement les notes et références, finalement sans intérêt, qu’il y avait glanées une fois de plus. Dans l’impasse, il était dans l’impasse : ses recherches sur le régiment de son grand-père  dans les tranchées de l’Yser restaient vaines.

Le soleil de la fin de journée  ne se traînait pas jusqu’à lui. Il éclairait juste les joues rondes d’une très jeune femme assise à une table, là, près de la baie vitrée. Face à une autre femme dont il ne voyait que le dos immobile, elle se taisait. Martin ne quittait pas des yeux l’enfantine peau laiteuse, la bouche charnue, le sage décolleté qui pointait vers les seins ronds sous le pull vert.
Ce n’était guère dans ses habitudes de lorgner les jeunesses. Depuis longtemps sa libido - qui n’avait jamais été très vigoureuse - s’était fait la malle. Elise, à ce sujet, avait des silences éloquents. Mais voilà qu’un soleil de mai sur cette chair nacrée réveillait en lui quelques lointains émois de jeune homme. A quoi pensait-elle donc, silencieuse devant sa compagne plus âgée qui semblait questionner sans recevoir de réponse.
«  Allons, Martin, ne sois pas ridicule ! » Il était temps de rentrer, de remettre en marche cette recherche sur la Grande Guerre qui tendait à s’enliser dans les tranchées.

Quelques jours plus tard, au souper, Elise lui dit qu’une jeune fille avait téléphoné ; en fin d’études de journalisme, elle préparait un mémoire ; sur quoi encore… la guerre. Laquelle ? Elise ne savait pas. Le bouquiniste de la rue du Vieux Tribunal lui avait parlé de Martin. Elle aurait voulu le rencontrer. Elle retéléphonerait.
C’était la première fois que quelqu’un s’intéressait à ses recherches et de surcroit, une jeune fille ! Martin en fut flatté tout en marmonnant que les jeunes, aujourd’hui, avaient tous les culots. Enfin… si elle téléphonait, il la recevrait.
Elle appela le lendemain soir. La voix était jeune, incontestablement, avec des tonalités presqu’enfantines inattendues chez une fille qui devait bien avoir 22 - 23 ans. Il lui donna rendez-vous le samedi à 15h… en ajoutant qu’il comptait sur sa ponctualité. Sans attendre le souper, il disparut dans son antre en disant à Elise qu’il était urgent de mettre un peu d’ordre dans ses documents. Elle haussa discrètement les épaules et alla dans la cuisine se préparer un plateau-repas à manger devant la télé.

Le samedi Elise était sortie et comme Martin l’avait prévu, la fille était en retard… une demi-heure ! Il alla donc ouvrir de méchante humeur.
Interdit, il lui fit signe d’entrer et la regarda un instant, immobile et muet… c’était la jeune femme de la brasserie, coiffée du même bonnet de laine grise. Elle se nomma : Mariana Géron. En bredouillant, il la pria de s’asseoir. Manifestement, elle ne le reconnaissait pas ; sans doute ne l’avait-elle-même pas vu, assis à une table du fond.
Sans préambule, elle se présenta : elle entamait la dernière année de ses études de journalisme et rédigeait un mémoire sur la collaboration en Belgique au cours des années.
40-45, plus particulièrement, sur l’engagement de jeunes Belges dans les armées du Reich.
Le bouquiniste de la rue du Vieux Tribunal lui avait parlé de Martin qui s’intéressait aux deux guerres mondiales et qui pourrait peut-être l’orienter dans ses recherches. Elle fit son petit laïus avec une précision et un sérieux qui étonnait chez une fille au visage presque poupin.
Réservée mais pas timide, elle ne paraissait pas s’étonner du mutisme de son interlocuteur et le fixait de ses yeux clairs.
Martin répondit d’une voix plus sèche qu’il n’aurait voulu que sa spécialité à lui, c’était la Grande Guerre et que c’était faute de mieux qu’il avait emporté un carton de photos, sans intérêt d’ailleurs, sur la deuxième guerre. Elle pourrait les regarder si elle voulait, mais, à son avis, elle n’y trouverait rien qui se rapporte à son sujet. Elle y jetterait quand même un coup d’œil, s’il le permettait. Il acquiesça…Voulait-elle boire quelque chose, un café, un thé, un soda ?
Elle accepta un thé qu’il alla préparer à la cuisine. Il mit à bouillir plus d’eau qu’il n’en fallait, trouva difficilement la théière et deux tasses munies de soucoupes dont Elise n’usait que dans les grandes occasions.
Quand il revint au salon, elle avait ôté sa veste en jeans  et son béret gris, s’était installée plus confortablement au fond du sofa et secouait un peu ses cheveux châtains pour les remettre en place. Martin la trouva plus jolie, plus femme. Il s’assit gauchement sur le bord du fauteuil, de l’autre côté de la table basse.
Pour Martin les femmes appartenaient à une espèce inconnue. Même la sienne, à côté de laquelle il vivait depuis plus de trente ans sans rien partager que le quotidien et le lit - pour dormir, à défaut d’autre chose, la dite chose étant devenue au fil des années de plus en plus accidentelle. Dans sa fonction de professeur, il avait subi l’introduction de la mixité avec  une réprobation mêlée de crainte qui le rendait plus cassant avec les filles qu’avec les garçons.
Il oublia de servir le thé que Mariana versa elle-même pendant qu’il allait chercher le carton du bouquiniste qu’il déposa sur la table basse. Elle le questionna sur ses recherches, il lui répondit laconiquement. Elle l’écoutait pourtant avec une attention bienveillante qui le toucha fugitivement.

Quel ours ! Mais elle aimait bien les ours, surtout un peu éclopés. Dans ses déménagements d’un kot à l’autre, elle n’oubliait jamais son vieux Martin pelé (tiens, donc, Martin !) à l’oreille recousue et borgne de surcroît. Celui-ci était en meilleure forme, grand, mince, un peu voûté, certes et le front dégarni, un front d’intellectuel, pensa-t-elle. Mais les beaux yeux sombres un peu enfoncés dans des orbites bistres et les rides qui ravinaient le visage maigre   lui parurent … intéressants : en littérature, Mariana aimait beaucoup les héros romantiques. Le laconisme, même, de Martin lui parut intrigant.

En inspectant le carton, elle évoqua ses difficultés à trouver, pour son mémoire, des informations suffisantes et surtout des témoignages fiables. Ceux de la première génération, les adultes de ces années-là, étaient âgés, souvent fuyants lorsqu’on évoquait la collaboration. Et leurs enfants, ceux de la deuxième génération, peu loquaces, soit qu’ils ne savaient pas, soit qu’ils ne voulaient pas lever le voile sur les pénibles souvenirs de leurs parents.
-        Et, tenez, quel hasard ! Savez-vous que je suis la petite fille de Rita … Rita Peterman, votre voisine quand vous étiez petit… vous l’appeliez Tata.
Martin plongea comme une pierre dans les années grises : le sinistre appartement, la mère qui geint ou crie, l’enfant seul qui s’ennuie – oh comme il s’ennuie ! Et Tata, toujours là, et la dispute, et le mot qu’il ne veut pas entendre…

Une série d’éternuements le chassa dans la cuisine. Il se moucha bruyamment, se rinça les mains et le visage à l’évier, but un grand verre d’eau. Il revint au salon en s’excusant : les allergies, n’est-ce-pas… et il enchaîna : quel hasard, en effet.
Mariana le regarda un instant avec un petit sourire et elle s’assit pour feuilleter l’album de photos tout en poursuivant : sa grand-mère, elle ne l’avait pas connue, elle était morte en 1978, deux mois après sa naissance. Sa mère, Odile, était née bien après sa sœur Renée, Martin se souvenait de Renée, n’est-ce pas ?
Il marmonna oui qu’il l’avait connue, mais qu’elle était plus âgée que lui ; on ne peut pas dire qu’ils étaient amis… Mariana renchérit en disant que ça ne l’étonnait pas : avec son caractère, sa tante n’avait pas dû être une copine très agréable. Heureusement que sa mère à elle était toute différente et… Une nouvelle suite d’éternuements secoua Martin. La jeune femme se leva en s’excusant de son bavardage et de s’être tant attardée. De sa main libre, l’autre soutenant son nez enfoui dans le mouchoir, il lui fit signe d’attendre. Le calme revenu, il lui proposa d’emporter l’album pour le regarder tranquillement. Elle le lui rapporterait quand elle viendrait consulter le reste des documents.
Comme elle se baissait vers la table basse, il aperçut  dans l’échancrure du chemisier la ligne d’ombre qui se creusait entre les seins qu’on devinait à peine.

En partant, Mariana demanda à Martin de la tutoyer, elle avait bien l’âge d’être sa fille, n’est-ce pas ? Il sentit dans sa paume sa main chaude, douce comme une petite bête.

Martin débarrassa la théière et les tasses. Il les lava, les rangea soigneusement. Dans sa tête roulait la petite phrase innocente et assassine de la jeune femme : l’âge d’être sa fille…
Bien sûr, bien sûr…
Elise allait  bientôt être là. Il emporta le carton dans son bureau, ferma la porte et alluma sa pipe.

Quand il entendit sa femme rentrer, Martin sortit de son cagibi pour l’aider à rentrer les « grosses courses » Ce n’était guère dans ses habitudes, Elise lui jeta un regard surpris.
-        La jeune fille est-elle venue ? elle a l’air de quoi ?
-        Un peu intello. Pas vilaine. Elle a emporté quelques trucs. Elle reviendra.
Elise s’étonna qu’il ait permis à une gamine qu’il connaissait à peine d’emmener ses précieux documents mais la brièveté des réponses de Martin la retint de poser d’autres questions.

Le lundi, comme il se dirigeait vers la classe de 6°, le directeur l’intercepta dans le couloir pour lui annoncer que l’élève Simon Lemarchand avait inopinément quitté l’école. La mère l’avait averti par téléphone, le vendredi soir après les cours, d’un départ imprévu à l’étranger. Elle s’excusait ne pas avoir pu venir en personne.
Martin s’étonna de ressentir une émotion qu’il ne put définir. Dans la classe les étudiants excités commentaient l’absence de leur camarade. - Il n’avait dit à personne qu’il allait s’en aller. Bien sûr, c’était un taiseux, mais quand même ! Et vous, M’sieur, vous étiez au courant ?-  Martin les fit taire et dit qu’il n’en savait pas plus qu’eux. Il n’avait pas la tête à donner cours et distribua un texte à analyser avec questionnaire.
Que s’était-il passé ? Pourquoi ce départ que rien ne laissait prévoir ?
A la pose, il trouva une enveloppe dans son casier ; c’était un mot de Simon : « Adieu  Monsieur, merci pour tout. »  Un spasme remonta de sa poitrine à sa gorge. Il étouffa dans son mouchoir une quinte de toux.
A ce moment il pensa, pour la première fois, qu’il n’avait pas de fils. Et qu’il n’en n’aurait pas.

Après plusieurs jours de pluie, un matin clair, enfin, rappela à Martin, dès le réveil, qu’on était en mai. Samedi – pas d’école, d’élèves agités, de collègues maussades. Comme chaque semaine, Elise était à son poste, à la bibliothèque. Il prit le temps de se préparer un copieux  petit-déjeuner qui le changeait du bol de céréales quotidien avalé à la hâte. Au souvenir du samedi précédent, il tenta d’écarter l’espoir que Mariana téléphonerait peut-être.
Dans son bureau, il décida d’ignorer son antique cartable de cuir et ses copies à corriger. Il délaissa aussi les classeurs de la Grande Guerre et inspecta le carton du bouquiniste.
Mis à part l’album emporté par la jeune femme, il n’y avait pas grand-chose : des cahiers d’écolier à trois lignes avec des exercices d’écriture enfantine, un carnet de molesquine, sorte de pense-bête,   avec, dans une petite écriture élégante, des listes d’achats accompagnés de leur prix. Et aussi, des coupures de journaux : Le Soir, La Wallonie… datant de 1941 à 1943.
Les photos d’abord retinrent son attention : dans les rues de Bruxelles, des troupes allemandes, en colonnes ; et sur les trottoirs, des spectateurs dont certains souriaient comme s’ils assistaient au défilé de la fanfare.
Aucun souvenir, chez Martin de ces parades militaires. Bien sûr, à cette époque il n’était qu’un bébé. Et plus tard, la mère ne parlait jamais de la guerre et de l’occupation.
Il déplia avec précaution les quotidiens poussiéreux et jaunis aux photos grises. Le Soir, d’abord, sous la mainmise de l’occupant, montrait des photos de Degrelle, en conversation amicale avec Hitler. Martin déploya un autre journal, plus petit, plus artisanal, semblait-il, la Légia. On y voyait, sous l’uniforme allemand, des jeunes hommes souriants, des Belges, lisait-on, enrôlés volontaires de La Légion Wallonie pour aller courageusement combattre sur le front de l’est l’invasion des hordes communistes.
Une soudaine lassitude avait envahi Martin. Il  plia les journaux, referma le carton, s’assit dans le vieux fauteuil de skai et, malgré une vague nausée,  alluma sa pipe. Toutes ces vieilles histoires, ça lui foutait le cafard. Une Histoire pas si vieille pourtant, contemporaine de sa petite enfance. Il lui remontait, comme un sale renvoi, des bribes de souvenirs bien postérieurs à cette époque : des conversations interrompues, des silences chargés… et la mère morose et leur couple solitaire. Et soudain, un flash : la voix rauque de la Tata, le mot : salaud, le « Tais-toi » angoissé de Maggy.

Dans la rue, Martin marchait vite, il avait chaud, trop chaud ; quelle idée d’avoir enfilé son vieil imper avec ce soleil insolent ! Il ne voyait ni l’éclosion des verts dans les arbres, ni les parterres nouvellement fleuris, ni les robes légères des femmes. Il marchait droit devant lui. Rythmant son pas, un martellement : salaud - salaud – salaud… Il se retrouva devant la brasserie près de la bibliothèque. Il s’assit dans le fond, à la même place que le jour où…
Il but d’une traite la bière qu’il avait commandée. Il en réclama un seconde. Le garçon avait pris un air faussement détaché quand il avait déposé le verre mousseux perlé de gouttelettes. Martin se força à le laisser sur le carton. Il avait trop chaud, ce qui, bien sûr, justifiait sa grande soif. Il dégagea ses bras de l’imper inutile qu’il laissa chiffonné derrière lui sur la banquette.
Son imper chiffonné sur la banquette ! Ca ne ressemblait guère à Martin, soigneux jusqu’à la méticulosité. En lui, d’ailleurs, aujourd’hui, rien ne ressemblait à rien. Cette deuxième bière, par exemple : il buvait peu et toujours en mangeant. Les guindailles d’étudiant ça n’avait jamais été son truc ! Il s’était toujours tenu à l’écart des braillards avinés qui fêtaient sur des chars la Saint-Nicolas ou la Saint-Torê. Pas d’amis, juste quelques copains studieux et solitaires comme lui. Peu ou pas de filles : il n’osait aborder les jolies et fuyait les moches.
Plus tard, il y avait eu Elise…
Bien sûr, plus tard, il y avait eu Elise. Elle n’était pas moche, mais pas vraiment jolie, non plus. Elle aurait pu l’être si elle n’avait pas été si effacée. Elle avait des copines mais peu de garçons autour d’elle : à cette époque, le Régendat ignorait la mixité et sa timidité la tenait à l’écart des garçons qu’elle ne connaissait pas. Sans doute que leurs horaires coïncidaient car il la rencontrait souvent dans l’autobus. Elle était dans la section français-histoire. La littérature les rapprocha. Plus tard, l’enseignement lui fit peur et elle entama des études de bibliothécaire.

A  l’arrêt du bus, le chien était là, mangeant un reste de big-mac qu’il avait sans doute extrait  de la poubelle. La pauvre bête crevait de faim. Martin s’étonna de ne plus ressentir cette peur panique qui l’avait pris les autres fois. Quand il eut traversé  le carrefour, il s’aperçut que l’animal le suivait à bonne distance. Martin s’arrêta, le chien s’assit, le regardant. Martin répéta la manœuvre. Le chien aussi, mais plus proche, cette fois. Quand ils arrivèrent à la maison, le chien trottinait à ses côtés.

 Il trouva dans la boîte aux lettres un petit mot de Mariana qu’il ouvrit sans attendre: elle était venue en passant lui rapporter l’album, elle se permettrait de lui téléphoner pour le lui remettre et, peut-être, prolonger leur entretien. Derrière la porte d’entrée, il entendit un jappement bref. Il ouvrit, le chien, assis, le regardait en balayant le trottoir de sa longue queue. En grommelant, Martin rentra dans la maison ; il alla au frigo, trouva un reste de potée aux choux où séchaient quelques ronds de saucisse, la vida dans une barquette de plastique, ressortit et la déposa devant l’animal.
Il emporta au salon la lettre de Mariana, la relut : la formulation était correcte, l’orthographe impeccable. Martin fut étonné et ému, par l’écriture ronde, large, presqu’enfantine.
Il recommença à attendre son coup de fil.

Mariana était assise, l’album ouvert sur les genoux. Martin alla chercher le carton dans son bureau. Quand il revint, il vit qu’elle regardait  les photos « censurées » tirées de l’enveloppe jaunie, celles qui montraient des garçons et des filles souriants, aux côtés de soldats ou d’officiers allemands. L’estomac serré, il ne trouvait rien à dire. Il lui tendit les journaux défraîchis. Elle tomba en arrêt devant la page de La Légia avec les jeunes recrues de la Légion Wallonie. Elle l’examina longuement et sans le regarder s’adossa au divan. Elle était pâle, la respiration courte.
« Excusez- moi, » dit-elle après un silence. Ces photos la troublaient plus qu’elle ne l’aurait voulu.  Martin lui demanda pourquoi ; cette période était pour elle déjà si lointaine.
La jeune fille hésitait. Il fallait qu’elle lui dise… ce n’était pas par hasard qu’elle avait choisi ce sujet de mémoire. Le grand-père de son copain, Eric, avait été un de ces jeunes Belges séduits par le charisme toxique de Léon Degrelle. Au collège, instruit par des jésuites qui dénonçaient le danger communiste, il avait vu dans l’Allemagne hitlérienne le sauveur de l’Occident chrétien. Soutenu par son père antisémite, il s’était enrôlé avec d’autres camarades dans la Légion Wallonie. Envoyé sur le front de l’est, il avait survécu, lui, à la bataille de Tcherkassy, le 13 février 1944… Mariana se tut, comme perdue dans ses pensées. Un air sérieux, comme boudeur, vieillissait ses traits. Martin releva le col roulé de son pull : il avait froid tout-à-coup. Sans le regarder, la jeune femme ajouta : « Votre père n’a pas eu cette chance… ou cette malchance. »
Martin fut saisi par une crise d’éternuements qui se termina en hoquet rauques. Mariana courut à la cuisine lui chercher un verre d’eau. «  Pardonnez-moi, pardonnez-moi, dit-elle, je n’aurais pas dû évoquer des souvenirs si douloureux pour vous. » Elle s’était assise à côté de lui et reniflait tout en lui tapotant le dos. «  Laissez, laissez… » bégaya Martin entre deux quintes. Il se leva et courut s’enfermer dans la salle de bains. Il but quelques lampées d’eau à même le robinet, s’essuya le visage, se passa le peigne dans les cheveux sans oser se regarder dans le miroir.
Quand il revint au salon, Mariana avait repris sa place, assise, raide, les genoux serrés, au bord de l’autre sofa. «  Excusez-moi, dit Martin, continuez, je vous en prie. »  Et comme elle restait silencieuse,  « Allez-y donc, puisque je vous le demande ! » Elle le regarda, effrayée par son ton de colère.  Il avait les joues rouges, comme d’une mauvaise fièvre et les yeux anormalement brillants.
D’une voix d’abord réticente elle poursuivit. Oui, le grand-père - il s’appelait Léon - avait survécu à la terrible bataille de Tcherkassy, en Ukraine, qui avait décimé la Légion Wallonie et durant laquelle avait été tué son chef, le Major Lippert. Revenu en Belgique, après quelles péripéties, elle l’ignorait, il avait été condamné à cinq ans de détention et à dix ans de privation de ses droits civiques. Les siens avaient, pendant toutes ces années, subi opprobre et menaces anonymes. Le père de son copain Eric avait beaucoup souffert dans cette famille déchirée. Eric, lui-même restait marqué par ce drame. C’est ce qui l’avait poussée à investiguer sur ces tragiques événements. Et, ajouta-t-elle après une hésitation, à en rechercher des témoins même lointains. « Votre père, dit-elle d’une voix presque inaudible, était un camarade de Léon ; lui, il est mort, comme vous le savez, lors de cette bataille. Peut- être, était-ce mieux pour lui… Léon a vécu jusqu’en 1990 mais dévasté et quasi mutique. Il est mort d’un cancer, Eric avait 17 ans.

Dans la tête de Martin les pièces du puzzle se mettaient en place : la disparition du père, les silences de la mère, l’isolement de leur cellule familiale, l’obstination de Maggy à faire du grand-père un héros… Et le « salaud ! » de la Tata, la grand-mère de cette fille qui venait lui asséner, avec la stupide inconscience de la jeunesse, la sale vérité qu’il s’était obstiné toute sa vie à ne pas voir.
Il leva les yeux sur Mariana avec une sorte de haine. Les yeux baissés, un mouchoir à la main, elle se taisait comme une gamine punie. Elle se moucha discrètement. « Je suis si désolée, si désolée ! » La voix faible s’étranglait. La colère de Martin se dissipa. C’est sûr, elle n’avait pas imaginé qu’il ignorait les circonstances de la mort de son père. Il dut bien reconnaître que son aveuglement était inimaginable…
«  Ne vous excusez pas ; c’est moi qui regrette de m’être laissé submerger par l’émotion. A mon âge, et pour de si vieilles histoires ! »  Il ne lui dit pas qu’il ne savait rien, ou presque, de ces  « vieilles histoires ».
Il s’était levé : « Laissez-moi maintenant. » Il prit l’album de photos posé à côté d’elle : « Emportez-le et gardez-le,  vous le donnerez à Eric, si vous voulez. »
Il la reconduisit jusqu’à la porte. En lui tendant la main, elle dit encore : « Pardonnez-moi. »
Il ne répondit rien mais toucha à peine ses doigts de ses lèvres.

Quand Elise rentra, elle trouva Martin dans le divan, la tête inclinée sur le dossier et les yeux clos. Elle le crut endormi. Elle s’étonna de voir le carton à terre et de vieux journaux ouverts sur la table basse : ça ne ressemblait guère à Martin de laisser traîner ses précieux documents. Elle s’assit un moment en face de son compagnon et jeta un coup d’œil distrait sur la feuille jaunie : on y voyait les jeunes engagés dans le régiment allemand. Elle sursauta et regarda Martin. Il avait redressé la tête et il la fixait de ses yeux étrangement brillants.
-  Je croyais que tu dormais, dit-elle, la jeune fille est-elle venue ? - Il hocha la tête et lui désigna du doigt le cliché grisâtre - Mon père aurait pu être parmi ceux-là, souffla-t-il. – Je sais, répondit-elle et elle vint s’asseoir à côté de lui. Il recula à l’autre bout du sofa.
Que savait-elle, et depuis quand ? Elle répondit posément qu’elle savait tout, depuis toujours. Ils habitaient le même quartier, n’est-ce pas, avant leur mariage. Ses parents, d’ailleurs, ne voulaient pas de cette union… Mais, elle s’en fichait, elle était amoureuse, s’en souvenait-il ? Et même, le mystère, qui n’en était pas un, sur la mort de son père donnait au garçon une sorte d’aura romantique.
Le monde de Martin s’effondrait. Une sorte de  gong résonnait derrière ses tempes : mensonges, mensonges… et recouvrait les mots d’Elise. Comme une eau glauque, le silence de la mère avait noyé son enfance, inondé sa vie d’homme. Il s’était ramassé dans le coin du divan, les mains sur les oreilles.

Il sentit sur sa tête le poids d’une main chaude. Pleurant et hoquetant, il s’abattit sur les genoux de sa femme. Il entendait, sans en comprendre les mots, sa voix apaisante. Et sur lui le sommeil tomba comme un duvet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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